«Les joueurs gagnent moins puisqu’en jouant légalement ils financent l’impôt sur le jeu»

«Les joueurs gagnent moins puisqu’en jouant légalement ils financent l’impôt sur le jeu»

Par Matthieu ESCANDE, spécialiste en Droit des jeux d’argent et de hasard, le 09/01/2012

Chercheur à l’Université de Toulouse I et membre de l’Institut de Recherche en Droit Européen, International et Comparé, Matthieu Escande nous parle de la législation française en matière de jeux en ligne. Son évolution depuis 2010, ses principaux problèmes pour les opérateurs et surtout pour les joueurs en ligne. Selon lui, ils gagnent moins d’argent en jouant de manière légale.

KUZEO : « Bonjour. Quel est votre travail sur les jeux d'argent en ligne ? Avec qui travaillez-vous ? »

Matthieu Escande : Bonjour. Le travail que j’accomplie au quotidien est un travail de recherche dans le domaine du droit des jeux d’argent et de hasard. Je dois normalement remettre mes travaux de recherche et soutenir ma thèse de doctorat en droit au cours de cette nouvelle année 2012. Je collabore parfois avec des homologues québécois et américains mais la plupart du temps je travaille seul (Matthieu édite également le site Droit-jeu-pari.com, NDLR).

« Vous avez un regard indépendant sur ce marché si particulier. L'addiction est-elle LE sujet prioritaire dont l’État doit s'emparer ? Les mesures sont-elles suffisantes justement ? Pouvez-vous rappeler quelles sont les mesures qui sont prises depuis la loi de 2010 libéralisation les jeux d'argent en ligne ? »

Il s’agit, certes, d’un sujet prioritaire. L’addiction est à juste titre associée par le législateur au blanchiment d’argent, jeux illégaux et corruption. Et je considère que la dépendance aux jeux est un sujet incontournable pour le législateur.

Malheureusement, les mesures sont insuffisantes et peu nombreuses. La loi du 12 mai 2010 consacre un chapitre entier sur le sujet, de l’article 26 à 30. Il est évoqué la lutte contre le jeu excessif ou pathologique. L’opérateur doit informé visiblement les joueurs des risques encourus par un message de mise en garde ainsi que la possibilité d’être inscrit sur les fichiers des interdits de jeu (art. 26). Rien de vraiment dissuasif en tout cas. Ensuite l’opérateur doit rendre compte à l’ARJEL des moyens qu’il a mis en œuvre pour promouvoir un jeu responsable (art. 27). L’opérateur de jeu doit ensuite informer de manière permanente ou récurrente l’existence d’un numéro d'appel téléphonique, mis à la disposition pour les joueurs excessifs ou pathologiques ainsi que pour leur entourage (art. 28 et 29). Enfin, l’article 30 de la loi interdit le jeu à crédit, ce qui en soit n’a rien de nouveau, car de telles pratiques abusives ont déjà largement été condamnées par le juge civil.

En d’autres termes, rien de révolutionnaire. Interdiction de crédit, possibilité de s’inscrire sur les fichiers des interdits de jeux et mise à disposition d’un numéro d’aide. La seule grande nouveauté notable est l’obligation d’information destinée aux joueurs. On peut parler ici de nouveauté car sous le monopole de la Française des jeux, la conception d’information aux joueurs et la promotion pour un jeu responsable étaient volontairement occultées.

« Votre regard objectif peut vous permettre d'analyser la loi française de 2010 avec précision. Finalement, comment la trouvez-vous ? Pensez-vous qu'il faudrait baisser les taxes sur les opérateurs de jeux légaux ? »

Personnellement, je pense qu’elle reste encore lacunaire. Ce texte a été élaboré avec empressement et sous de fausses justifications. Cette loi n’a pas été instituée pour assainir le marché des jeux ou encore protéger les joueurs. Elle a été promulguée en premier afin de capter plus de recettes fiscales. D’ailleurs la Grèce ne s’en cachait pas il y a quelques mois. Aujourd’hui, ce sont les Etats-Unis qui assouplissent leur législation pour des motifs de crise économique.

Le législateur français n’a pas été honnête envers ses citoyens. Vous me posez la question afin de savoir si les taxes sur les opérateurs devraient être revues à la baisse, je pense que oui. Si les opérateurs français étaient plus compétitifs, il y aurait moins d’évasion de la part des joueurs vers des sites étrangers. Et en conséquence, cela engendrerait moins de criminalité puisque le jeu sur des sites étrangers est illégal. Mais comme je vous l’ai dit, l’intention du législateur est prioritairement financier, alors tant que les opérateurs seront en mesure de survivre, le niveau de taxation ne fléchira pas.

« Que faut-il améliorer dans l'intérêt des joueurs ? »

Tant d’un point de vue juridique que ludique, la question est vaste et je pense que de ce point de vue une grande enquête auprès des joueurs serait nécessaire. Mais étant également joueurs je peux vous donner mon avis. Je suis favorable à l’intégration du betting exchange qui est pour moi la pratique la plus attractive en termes de paris.

Sur le plan juridique, outre les critiques qui peuvent être apportées sur la loi du 12 mai 2010, je pense qu’un marché européen des jeux serait une excellente chose. Une législation commune, une fiscalité identique et la possibilité pour les joueurs de poker d’affronter d’autres joueurs qui ne sont pas résidant en France, comme ce fût le cas avant la loi française sur les jeux et paris en ligne de 2010. Je pense ensuite à la protection financière des joueurs et à l’instauration d’un fond de garantie financé par les opérateurs ou l’Etat. Ce qui revient, en toute hypothèse, a un financement indirect par les joueurs eux-mêmes. Les difficultés financières des opérateurs ne doivent pas soucier les joueurs, c’est  une certitude.

« Si Bruxelles a permis de casser le monopole concernant le poker et les paris sportifs/hippiques, pourquoi les machines à sous et tickets à gratter virtuels ne sont pas libéralisés ? Serait-ce souhaitable pour les internautes français ? »

Concernant le monopole de la Française des Jeux sur les loteries et les jeux de grattage, il est à distinguer du poker ou des paris. Les loteries visent une tout autre activité et un autre cadre juridique. En revanche, rien ne peut expliquer le monopole de « Parions Sport » alors que « Parions Web » est sur le marché concurrentiel.

Il en va de même pour le PMU qui détient un monopole pour les paris hippiques en dur alors qu’il a des concurrents tels que ZEturf sur le Web. L’autorité de la concurrence s’est déjà penchée sur la question sans répondre de manière concluante. Ensuite, il est noté que la CJUE (ancienne CJCE) n’a pas « cassé » le monopole dans les domaines que vous évoquez. C’est le législateur français qui s’est offert cette interprétation. Pendant l’élaboration de la loi, par Eric Woerth, et avant la promulgation de la loi, la Cour du Justice avait indiqué que les monopoles sur les jeux pouvaient être maintenus sous certaines conditions. Le 8 septembre 2009, la CJCE (arrêt Santa casa) a considéré que des restrictions au traité CE pouvaient être entreprises pour des raisons impérieuses d’intérêt général. Ceci a été confirmé le 3 juin 2010 dans l’arrêt CJUE sporting exchange, puis encore l’arrêt Engelmann le 9 septembre 2010. Le gouvernement s’est donc précipité pour libéraliser le marché des jeux en ligne alors qu’il n’était pas obligé.

S’agissant des machines à sous, cette activité relève encore d’une autre législation qui est celle des casinos, et qui n’est en aucun cas transposable au monde virtuel. Les autorisations sont octroyées administrativement pour un espace communal bien défini, ce que le Web ne permet pas. De plus les risques de fraudes sont vraiment trop grands.

« Pouvez-vous faire un petit tour d'horizon mondial des lois sur les jeux d'argent, avec les grandes lignes (quels sont les pays les plus stricts et ceux qui sont les plus libéraux en la matière), ainsi que les évolutions prochaines à venir (Etats-Unis, Allemagne...) ? »

La Grèce est probablement le pays le plus strict à l’égard des activités ludiques. Elle a déjà été sanctionnée à plusieurs reprises pour sa sévérité et sa méconnaissance du Traité CE. La Suède est stricte mais reste dans une logique de répression stable et qui ne suscite aucune ambigüité. Pour les USA, le Département de justice (DOJ) vient d’assouplir le droit fédéral par une interprétation permissive du Wire Act 1961. On se dirige donc vers une explosion du marché des jeux en ligne américain. Seuls les paris sportifs trans-étatiques sont prohibés selon l’opinion rendue par le DOJ. Concernant l’Allemagne, il convient de rester un peu plus réservé, même si nous pouvons penser que le législateur allemand suivra le mouvement général.

« Qu'est-ce qui a changé concrètement pour les joueurs français qui veulent miser de l'argent en ligne depuis 2010 ? La loi les protège-t-elle vraiment par rapport à l'ancienne situation où les sites de jeux d'argent étaient illégaux ? »

Depuis la promulgation de la loi, les joueurs sont fichés pour plus de contrôle. Ceci n’a échappé à personne. Il y a une deuxième évidence, les joueurs gagnent moins puisqu’en jouant légalement ils financent l’impôt sur le jeu.

Sur le plan pénal, les lois restent inchangées et ne prohibent ou ne protègent pas plus qu’auparavant. C’est le grand paradoxe du discours tenu par le législateur français.

« D'un point de vue fiscal, que faire lorsqu'on gagne de façon non régulière de l'argent sur des sites de jeux en ligne ? Et lorsque le poker en ligne, par exemple, représente un revenu principal ? »

Cette question est très controversée. Mon avis est que s’il s’agit de revenus importants, récurrents et plus encore, principaux, il convient de déclarer ces sources de revenus. Mais de là découle un vide juridique qui est de savoir quel statut possède le joueur professionnel de poker (charge sociale, perte d’emploi, sécurité sociale, etc…).