«74% des appels de joueurs en difficulté proviennent de femmes»

«74% des appels de joueurs en difficulté proviennent de femmes»

Par Pierre PERRET, Institut du Jeu Excessif, le 02/03/2010 | 1 commentaire

Après avoir été promoteur de jeux, Pierre Perret est à présent le dirigeant de l’IJE, l’Institut du Jeu Excessif, qu’il a également fondé. Pour Kuzeo, il accorde cet entretien très instructif.

Kuzeo : « Bonjour. Quel est le rôle et les objectifs de l'Institut du Jeu Excessif ? »

Pierre Perret : L’Institut du Jeu Excessif a été créé en 2005 pour répondre à une demande forte d’un important groupe casinotier français, JOAGroupe, désormais désireux de s’impliquer sérieusement dans cette voie nouvelle du jeu responsable, dont tout le monde parle mais dont pas grand monde en réalité n’aborde de façon opérationnelle et pragmatique.

Notre objectif est d’impulser du jeu responsable dans les salles de jeux des casinos terrestres, là où l’on connaît le mieux les joueurs et où l’on peut obtenir des résultats satisfaisants en terme de réduction des risques. Nous en sommes devenus convaincus car l’expérience terrain montre qu’un dialogue clair et sans tabou entre un joueur et un acteur physique du jeu aboutit souvent à un renforcement de la prise de conscience que le jeu devient une réelle source de difficultés. Les prises de décision sont assez fréquentes à court terme. Aussi surprenant que cela puisse paraître, on constate que les joueurs sont sensibles à l’amorce d’un dialogue et apprécient de rompre avec un isolement profond.

Pour ce faire, il fallait commencer par le début et expliquer l’intérêt du casinotier à conserver des joueurs sur le long terme plutôt que d’assister à des carrières météoriques où le joueur se brûle rapidement les ailes et finit par sortir du jeu, faute de ressources financières (le sésame à jouer tout de même). Il a fallu ensuite donner des clefs au personnel pour détecter ce qui pose réellement problème. Ce n’est pas l’excès de jeu, assez normal et humain, qui fait vraiment débat, mais la pratique dépendante. Le travail d’entrée en relation avec des joueurs en difficulté a été confié à une équipe restreinte de « conseillers en prévention » qui s’appuient aussi sur les observations  faites par les salariés. Leur mission consiste à avancer avec le joueur tant dans la formulation que dans la résolution d’un problème de jeu. En tout état de cause, il ne s’agit nullement de vouloir convaincre un joueur  que son fonctionnement est mauvais ou inadapté. Cela ne sert pas à grand-chose ! Communiquer avec un joueur, c’est aussi et surtout éviter de juger ou moraliser sa pratique…

Parallèlement à cet effort de formation et pour le prolonger, nous avons mis en place des numéros verts dites lignes « misez sur vous »: le 0800 11 33 90 et le 0800 509 927, financés par des opérateurs casinotiers, qui permettant à ces joueurs en difficulté de parler plus librement encore de leurs problèmes. L’an dernier, nous avons reçu 462 appels de joueurs mais aussi de leur entourage. Une constante est l’importance des trous financiers qui accompagnent la pratique. Les questions sur l’état des dettes et des pertes étant abordées, les joueurs, dont l’on peut supposer qu’ils minimisent tout de même l’ampleur des dégâts, évoquent généralement des pertes minimales de 5 000 euros et mentionnent quasi systématiquement le recours aux crédits revolving. On se rend compte aussi de la fréquence des épisodes : pertes / renouveau financier (héritage ou emprunt d’argent) / pertes… Au total, les dégâts peuvent être beaucoup plus lourds, de l’ordre de 30 jusqu’à 100 000 euros depuis le début de la pratique. On enregistre de façon empirique une surreprésentation féminine puisque 74% des appels de joueurs proviennent de femmes ; ce profil « féminin sénior » est le plus appelant depuis la mise en service des lignes « misez sur vous ».

La procédure d’interdiction nationale est le plus souvent au cœur des demandes d’information mais on se rend compte que seule une minorité - la plus déterminée et qui sait déjà ce qu’elle veut - va jusqu’au bout de cette démarche.

« Comment fonctionnez-vous et qui travaille pour l'IJE ? »

IJE est une structure en nom propre qui collabore avec deux praticiens de Genève, connaissant bien le public des joueurs « addicts », le Dr Christine Davidson et Philippe Maso. Au sein d’IJE, ils forment les référents du jeu excessif dans les casinos, en usant notamment de jeux de rôles pour bien rendre les formations opérationnelles. Nous en avons formé une bonne centaine en l’espace de trois ans.

Nous fonctionnons désormais en centre de ressources sur le jeu responsable, en animant aussi ces lignes « misez sur vous » et en élaborant des solutions concrètes destinées aux joueurs pour freiner leur pratique, comme ces récentes conventions de visites.

« Qu'est-ce que le jeu responsable ? »

On sait que les joueurs accros prennent toujours tardivement conscience de leur état maladif, consultent ordinairement très peu, et se décident souvent à réagir lorsque les dégâts accumulés sont déjà lourds. Plutôt que de contenter de gérer ces logiques de crise, il est donc important de pouvoir agir le plus possible en amont, dans le lieu même du jeu, là où les joueurs sont souvent connus et bien identifiés. Un joueur ayant pris le temps de parler à un professionnel du jeu des difficultés engendrées par sa pratique sera plus réceptif et disposé à prendre des mesures pour sortir du jeu ou se limiter. Un arrêt d’une semaine est déjà à considérer comme une avancée très positive. Souvent, le joueur se régule de manière assez naturelle, au moins à court terme.

Les premières expériences de terrain en France montrent que les référents du jeu excessif formés dans les casinos sont, primo, crédibles lorsqu’ils parlent de problèmes de jeu et, secundo, efficaces. L’action n’est certes pas spectaculaire, mais un dialogue permet de semer une graine dans le processus de réflexion d’un joueur à propos de sa pratique.

L’important est de responsabiliser davantage, j’y reviens, un joueur qui reste entièrement livré à lui-même, avec des dérapages inévitables de dépenses et sans forcément être très transparent avec ses proches.  Dès qu’il y a dialogue et informations ciblées et précises, on peut aboutir à des prises de décision et une régulation de l’activité de jeu. C’est tout l’enseignement du jeu responsable, un concept peu parlant mais qui est une affaire bien vivante !

Au final, on peut dire que la règle d’or du jeu responsable est bien d’offrir de l’information et des ressources susceptibles de venir en aide à un joueur. Certes, la notion de responsabilité individuelle ne pourra jamais être écartée dans un comportement obsessionnel de jeu. Cependant, on ne peut demander à un joueur de connaître a priori les risques inhérents au jeu pas plus qu’on ne doit attendre de lui qu’il se sorte seul, sans assistance ni aide pratique, d’une dépendance dont l’on sait qu’elle est puissante et assez destructrice.

Quant à ceux qui critiquent l’action des opérateurs, je répondrais en disant que l’on ne peut pas les critiquer s’ils ne font rien et les critiquer s’ils prennent des mesures. Ce travail mérite d’être encouragé et poursuivi, y compris avec l’aide des experts de l’addiction qui s’intéressent encore trop peu à ce qui est fait dans cette relation entre le joueur et son opérateur de jeux.

« De quels éléments concrets dispose-t-on pour amener un joueur à moins jouer ou ne plus jouer ? »

Le jeu responsable est aussi affaire concrète puisqu’il s’agit d’être une force de propositions pour apporter un « cadre à jouer », et plus simplement encore de répondre à l’interrogation la plus fréquente des joueurs désireux se faire interdire. Dans les casinos terrestres, le joueur peut activer à tout moment des mesures - qu’il ignore généralement - pour freiner sa consommation de jeu ou la stopper provisoirement.

Les mesures sont variées puisqu’on distingue :

  • les protocoles d’exclusion : la mesure « à ne pas recevoir », provisoire et strictement locale,  ou l’interdiction administrative, de 3 ans reconductible automatiquement et à valeur nationale. Comme l’exclusion n’est pas forcément la meilleure solution, étant entendu qu’un joueur qui s’interdit brutalement de jeu n’est généralement pas du tout préparé à vivre sans jeu, avec un phénomène des rechutes quasiment inévitable (un joueur de casino terrestre se déplaçant souvent sur le on line notamment), il est préférable à nos yeux de privilégier les démarches plus progressives et réalistes, comme le permettent les récents protocoles de « convention de visites » qui se mettent en place dans tous les casinos français, ou presque.
  • ces protocoles de limitation des fréquentations permettent de cadrer et de fixer une consommation de jeu par mois. Un joueur engagé sur 4 visites/mois dans un casino par exemple sera refusé au 5ème passage. Cela permet à un joueur de se maintenir dans le jeu en se mettant pour une fois des règles de conduite. La politique des petits pas est sans doute plus efficace car la « consommation zéro » est assez utopique et difficilement tenable et il est important d’apporter des réussites accessibles dans cette voie longue et semée d’embûches pour sortir d’un jeu obsédant.

Ce second type de mesures est adapté au profil majoritaire des joueurs qui souhaitent, pour reprendre leur expression, que « le jeu leur coûte moins cher ». Là, on apporte un élément de réponse tangible. En l’espèce, il nous paraît intéressant de projeter les joueurs vers un « mieux-jouer » dans le sens où le joueur doit être amené à prendre du recul sur le sens de sa pratique (quelles sont mes réelles motivations à jouer / qu’est ce que le jeu m’apporte et me coûte / quelles sont les erreurs de fonctionnement que je répète). Un joueur qui a mis de la réflexion sur sa pratique sera plus à même de mettre en place ce fameux « cadre à jouer » qui manque tant aux joueurs, ces éternels optimistes qui veulent être toujours là pour saisir la chance lorsqu’elle se produit.

« A quel moment peut-on dire que l'on est dépendant aux jeux ? Y a-t-il un jeu plus addictif que d'autres ? »

La définition de l’addiction est simple. Dès lors que l’on ne peut plus se priver de la liberté de s’abstenir - de fumer, boire, jouer…-, on est dépendant, c'est-à-dire qu’un seul centre d’intérêt prime sur tout le reste, au détriment de soi-même et au mépris de tous. Dès lors que le jeu devient obsessionnel, on peut parler de pathologie.

Evidemment, il faut distinguer différents niveaux de dépendance, de modéré jusqu’à sévère, mais ce critère de dépendance nous paraît trop réducteur. Il faut travailler le plus possible en amont et s’intéresser à la masse énorme des joueurs qui ont déjà du mal à contrôler leur pratique, souvent tendus sur le seul besoin de « se refaire » à tout prix, parce que trop d’argent précieux a déjà été perdu dans la bataille. C’est là que les ennuis commencent vraiment, dès lors que le joueur se met en tête de récupérer à tout prix l’argent initialement perdu. Mieux vaut être humble en la matière et considérer que l’argent perdu est irrémédiablement perdu, si l’on veut éviter de grosses déconvenues. C’est pour cette raison que les jeux d’argent sont à manipuler avec doigté ; le jeu et l’argent gagné au jeu fascinent tellement les joueurs qu’ils en oublient des règles élémentaires, comme celle de considérer que, dans le jeu, on est appelé quasi-mécaniquement à jouer toujours plus (dans le gain ou dans la perte)… et donc à perdre toujours plus, car plus l’on joue, plus l’on augmente ses chances de perdre.

C’est vrai qu’il existe aussi des jeux plus addictogènes que d’autres ; on sait par exemple que le Loto ou l’Euromillions ne posent aucun problème d’addiction. En revanche, les jeux sur écran-vidéo où le délai de récompense est très court, où le joueur pense apporter des techniques ou des compétences, où le joueur n’a pas le temps de digérer une partie qu’il est déjà projeté dans une autre, sont reconnus comme créant le plus rapidement et le plus insidieusement des phénomènes d’accoutumance. En France, le Rapido et les machines à sous entrent dans cette famille dite des « appareils de loterie-vidéo » les plus incriminés dans le risque de dépendance. Les jeux sur internet sont donc évidemment en première ligne, notamment le poker dont trop de joueurs se persuadent qu’ils peuvent profiter d’un savoir-jouer. Sans regard extérieur et entièrement livré à lui-même, le joueur du Net depuis son domicile ou son bureau est à mon sens beaucoup plus exposé aux risques de dépendance que le joueur de casino terrestre, par exemple.

« Que pensez-vous du projet de loi relatif aux jeux d'argent en ligne et notamment des mesures pour lutter contre l'addiction ? »

La prévention des abus de jeux et la protection des joueurs sont présentées comme un pilier essentiel. Pour une fois, le joueur est remis quelque peu au centre des débats. C’est une bonne nouvelle car, s’il est un domaine où il existe des consommateurs pas comme les autres, c’est bien les jeux d’argent dont l’on ne peut décemment imaginer qu’ils se développent à n’importe quel prix, en sollicitant toujours plus les joueurs sans se poser de questions sur leur santé morale et financière !

Visiblement, le dossier de la protection des joueurs sur le Net est plus construit et réfléchi en 2009 qu’en 2003, lorsqu’on a demandé aux casinos terrestres de « faire » du jeu responsable, sans véritable cahier des charges. Mieux vaut en matière de jeux avoir affaire à des opérateurs agréés sur la base d’un cahier des charges fixant des règles valables pour tous et pour chaque jeu proposé.

Pour la protection des joueurs, des pistes de réflexion fortes intéressantes sont mises en avant, comme :

  • l’instauration obligatoire de programmes d’auto exclusion du joueur. Les interdictions déjà proposées vont de l’auto-exclusion provisoire (de 7 jours, période dite « de refroidissement » (!), à 6 mois) à l’auto-exclusion définitive.
  • l’instauration obligatoire d’un certain nombre de « modérateurs de jeux » destinés à protéger les joueurs, tels le :
  1. plafonnement des mises ;
  2. plafonnement du solde du compte joueur ;
  3. versement automatique de gains sur le compte en banque à partir d’un certain montant ;
  4. indication du temps passé à jouer (horloge) ;
  5. indication de l’approvisionnement du compte joueur (autolimitation des dépôts d’argent sur durée courte, généralement 1 mois) ;
  6. indication des pertes de jeu.

La facilité d’accès de ces programmes sera à examiner à la loupe car si le joueur doit franchir un parcours durant la session d’obstacle pour accéder à ces « freins », le bon sens même de ces initiatives serait à remettre en cause.

La fixation d’un Taux de Retour aux Joueurs (NDLR : appelé aussi « TRJ ») plutôt faible (de 80 à 85%) – en tout cas, en deçà des attentes des opérateurs qui aimeraient redistribuer plus - est aussi un outil de régulation important puisqu’un TRJ faible est aussi un moyen de lutter contre les phénomènes d’accoutumance. C’est une lapalissade de dire que plus le jeu est généreux, plus le joueur joue souvent et longtemps… et plus le joueur est exposé à un risque addictif.

La loi, prudente, a même prévu l’interdiction de « vente à perte », une disposition nécessaire pour éviter un marketing ultra-agressif en direction des joueurs, comme les campagnes de mails publicitaires pour attirer le chaland, avec l’offre gratuite d’un crédit à jouer en cas d’ouverture d’un compte.

« Quelles solutions proposeriez-vous en plus ? »

Ces pistes vont toutes dans le bon sens. Il faut aussi parler du dispositif d’assistance téléphonique unique, prévu pour les joueurs en ligne, ce qui est une bonne chose car, j’en ai parlé plus haut, le dialogue sur ce sujet tabou est vraiment à encourager et à privilégier.

Il est essentiel de faciliter un travail d’écoute et d’information et les lignes d’assistance téléphonique, qui ont le mérite d’être faciles d’accès, réalistes et anonymes, remplissent bien cette mission. Je pense qu’un tel service d’assistance téléphonique doit s’appuyer aussi sur l’expérience d’anciens joueurs en rédemption qui ont partagé cette galère et l’objectif commun de vouloir en sortir.

Pour un joueur, il est important de continuer à parler de jeu auprès de spécialistes et d’avoir des informations utiles sur tous les outils techniques permettant de s’auto-exclure ou de se limiter. On ne peut accueillir un joueur comme un « addict » comme les autres. A un moment, il faut entrer dans la spécificité de la pratique et des moyens à disposition pour se reprendre.

« Quels conseils donnez-vous aux joueurs qui jouent en ligne ? »

Première règle, se fixer un droit à jouer en planifiant sa consommation de jeu. Je dispose de tel budget, donc je m’accorde telles séances de jeu.

Que ce soit dans le gain ou dans la perte, il est important de faire des pauses car tout joueur, et surtout celui du Net surexposé aux risques à jouer, joue au bout du compte dans le seul but de… pouvoir rejouer. Dès que l’on cède à la facilité, c’est-à-dire dès que le jeu devient la réponse systématique à un besoin de s’évader, d’oublier ses soucis ou de se procurer des sensations fortes - que sais-je, les raisons à jouer sont fort nombreuses -, cela peut poser problème surtout dans les jeux d’argent qui possèdent une puissance de séduction rare.

Le même conseil peut donc être prodigué à tous les joueurs : ne pas considérer le jeu comme seule source de divertissement et composer avec d’autres sources de plaisir à tout prix !  Pour cela, il est intéressant de partir en quête d’une meilleure connaissance de soi, mais cela est un autre sujet !


NDLR : A noter que le terme d’addiction au jeu a été remplacé par « jeu pathologique » dans le projet de loi de 2010 visant à libéraliser les jeux d’argent.

Vos réactions (1)
Guillemin-laborne andré, le 21/10/2016

Cher Pierre, Je tenais une fois de plus à te remercier pour la démarche effectuée et pour le partage de ton expérience. Nous avons vécu une riche journée. Très cordialement. André.